Au hasard de mes lectures, je suis tombé en arrêt sur l’information suivante : le conseil général des Vosges vient de créer une « agence technique départementale (ATD) ».
Pour ceux qui ne sont pas au fait des arcanes administratives, précisons qu’il s’agit d’un organisme de droit public disposant d’une autonomie administrative et financière, dont la mission seraitd’apporter aux communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) des informations, une assistance de maîtrise d’ouvrage, une maîtrise d’oeuvre en voirie et une assistance d’ordre technique ou financier (sic). A cet organisme, il faudra naturellement un toit, des moyens (voitures et autres). Et des budgets alimentés par des crédits publics : budgets municipaux, départementaux, subventions. Et bien entendu un président, des vice-présidents, un directeur, des tapis rouges, un site internet, des chargées de communication, un service juridique, etc…
L’objectif serait de répondre au problème suivant : les communes seraient pénalisées par la réduction des effectifs d’agents de l’État sous l’action du précédent gouvernement depuis 2007. Autrement dit : après la célèbre règle du 1 pour 2 (un remplacement pour deux départs d’agents de l’Etat) du précédent gouvernement, on va avoir grosso-modo la règle du 2 pour 1 (2 recrutements dans une ATD pour un départ d’agent de l’Etat). Un partout ; retour sur la case départ.
Je lisais ailleurs, sous la plume d’un tout récent ex-conseiller général, que le conseil général des Vosges était fier d’avoir augmenté, sur les trois dernières décennies, le nombre de ses collaborateurs, à partir d’une cinquantaine au départ, à, aujourd’hui,1600. Ca fait quand même 3200 % d’augmentation, et c’est donc encore pas assez, si on comprend bien. Du côté des communes et des intercommunalités, ce n’est pas beaucoup mieux ! Sans compter les gains de productivité constatés dans tous les métiers sur ces trois décennies (estimés par les experts à 2%/an), grâce notamment à la fantastique généralisation de l’informatique, gains qui, comme c’est bizarre, ont entraîné des réductions drastiques d’effectifs partout ailleurs que dans les collectivités territoriales.
Mon esprit curieux m’a conduit à regarder le fondement légal d’une telle « agence technique départementale ». J’ai compris que ça sort d’un article d’une loi datant de 1982, dont tout le monde, à l’époque, soulignait le flou. Ca ne date donc pas d’hier ; après un départ poussif, cette opportunité de créer des « agences techniques départementales » est devenue à la mode aujourd’hui, mode à laquelle le département des Vosges n’a donc pas échappé. Mais l’objet et le périmètre d’action de ces ATD restent toujours aussi flous.
S’il s’agissait, pour ces ATD, de mutualiser les moyens et compétences existant déjà dans les services du conseil général et dans ceux des communes et intercommunalités, c’est à dire de les faire travailler ensemble pour améliorer le service rendu à la population, on ne pourrait qu’applaudir des deux mains. Mais pour le moment rien ne permet de penser que c’est comme cela que les choses vont se passer. En tous cas, je n’ai vu aucun engagement de ce genre. Je suis, pour ma part, prêt à parier qu’au final ces ATD seront un poste de dépenses supplémentaire, s’ajoutant à ceux des services des mairies, des intercommunalités et des conseils généraux.
On nous dit qu’il faut aider les maires des petites communes qui ont du mal à faire face à leur tâche. Sans doute. Mais une autre solution serait de fusionner toutes ces petites communes, qui sont devenues un non-sens aujourd’hui. Je ne reviens pas sur le couplet que tout le monde connait mais s’empresse d’oublier : à elle seule la France compte, avec ses 36000 communes1, la moitié de toutes les communes d’Europe. Il y aurait peut-être quelquechose à faire de ce côté-là, non ? Quand on dit ça aussitôt les maires concernés hurlent : leurs administrés n’en veulent pas, disent-ils. Ah bon ? C’est curieux, mais je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais demandé mon avis la-dessus, pas plus que sur le reste d’ailleurs. Et puis, les citoyens, si on leur demande leur avis, encore faudrait-il d’abord leur donner toutes les billes. Avec ce système actuel, qu’est ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? Et ne pas oublier de dire aux inévitables réfractaires au changement que les habitants des communes qui ont fait au fil des ans (voire des lustres ou des siècles) l’effort de se regrouper en ont peut-être un peu assez de payer sans fin au titre d’une prétendue solidarité territoriale, qui n’est en fait que la contrepartie de l’immobilisme et des avantages acquis de certains élus.
Je connais un petit pays d’outre atlantique (plus de 2 fois la France en superficie, quand même) qui se débrouille avec seulement 1100 municipalités. Et, je vous le garantis, ses habitants ne sont pas plus mal servis en matière de services publics que les citoyens français. A une époque où on communique aussi facilement avec ses amis résidant à l’autre bout de la planète qu’avec son voisin de palier, et où personne n’hésite à prendre sa voiture pour aller au supermarché situé à des kilomètres, les distances sont abolies. Il est faux de prétendre que les citoyens doivent avoir une mairie dans leur village ou leur hameau et, plus généralement, que la démocratie s’exerce mieux à faible distance. Le concept « démocratie de proximité » est un trompe-l’oeil : on est démocrate ou on ne l’est pas. La proximité n’a rien à voir avec ça. La proximité est nécessaire à l’exercice du clientélisme, pas de la démocratie. Mais qui fait aujourd’hui une différence entre démocratie et clientélisme ? A force de renforcer les pouvoirs des élus locaux (décentralisation oblige), sans en renforcer le contrôle démocratique, beaucoup de « collectivités territoriales » ressemblent plus, aujourd’hui, à des oligarchies locales qu’à des îlots de démocratie.
Et j’ai bien peur que ces ATD, créées par les élus pour les élus, sans connexion aucune avec la population que ceux-ci sont censés servir, ne soient qu’un instrument de plus pour pérenniser ce système oligarchique.
Toujours au hasard de mes lectures, je suis tombé sur la phrase magnifique suivante, dans le rapport annuel 2012 du directeur d’une ATD déjà un peu ancienne (par charité, je ne dirai pas laquelle), pour expliquer une baisse d’activité de ladite ATD pendant cet exercice 2012 : « avec la généralisation du recours à la recherche sur internet, nos adhérents trouvent eux-mêmes une partie des réponses qu’ils auraient autrefois sollicitées à l’ATD ». Autrement dit, cette ATD sert à suppléer l’incapacité de certains de ses adhérents (les élus) à utiliser internet !
Alors, était-il vraiment nécessaire de rajouter encore une couche au mille-feuilles administratif ? J’ai comme un doute. Au final, les contribuables que nous sommes doivent s’attendre à payer encore un peu plus pour financer d’une manière ou d’une autre ces « agences techniques départementales ». Ou, comme nos élus locaux sont perspicaces et qu’ils ont peut-être compris que la coupe fiscale est pleine, il faut plutôt s’attendre à ce que les vrais services rendus à la population : éducation, culture, santé, entretien des équipements publics, transports en commun, etc… se voient raboter un peu plus, « à pression fiscale constante » comme on dit, au cri de « c’est pas notre faute, c’est l’Etat qui se désengage ».
Plutôt que de créer un nouveau machin (pour parler comme un certain grand général) coûteux et pas forcément nécessaire, ne pourrait-on pas laisser la place aux jeunes ? Eux, ils savent utiliser internet, et, de façon plus générale, mettre à profit les avancées réalisées dans tous les domaines. Ca éviterait que beaucoup, parmi ces derniers, surtout les meilleurs d’entre eux, désespérés par le sentiment de blocage de la société que tout ça contribue à leur inspirer, ne partent ailleurs chercher un peu d’air. Et puis ça redonnerait un petit côté moral à l’exercice de la politique. Mais là, je rêve.
1Sur ces 36000 communes, une sur deux compte moins de 400 habitants.