J' ai rencontré Gérald Tenenbaum quand il devint lauréat du Prix Erckmann-Chatrian en 2008 pour "L'ordre des jours", et ce fut à cette occasion, que je l'ai interviewé sur une radio locale, puis il participa au Premier salon du Polar organisé à la Bresse l'année suivante. Voici un auteur à la fois mathématicien et écrivain que je place parmi les meilleurs romanciers de langue française actuels. J'ai pris un immense plaisir à découvrir, à chaque fois dans une attente impatiente, ses romans.
La lecture des Harmoniques m'a comblée. L'auteur continue à creuser son sillon avec ce toujours grand souci de la langue française : chaque mot est dûment pesé, réfléchi. Si l'écriture, le style sont rigoureux, ils ne manquent pas de fluidité. J'y ai retouvé les thèmes chers à Gérald Tenenbaum depuis ses débuts en littérature, et pour ce dernier roman l'univers des mathématiques en sus, devient très présent.
Les Harmoniques (Harmonia Mundi – l'Aube, 2017)
« A travers une fine brume, la lumière oscille sur la lagune de Venise. Un homme fait les cent pas devant le débarcadère du vaporetto. Une femme en descend. Un rendez-vous pour deux, mais ce sont quatre destins qui s'entrecroisent...En plusieurs temps et plusieurs lieux, la trame d'une histoire plurielle se tisse dans ce roman chatoyant. Certains personnages se connaissent, s'aiment parfois. Quelques-uns se manquent de peu. D'autres ne se croiseront jamais. Chacun nous touche dans sa vérité. Toutes les disparitions ne se valent pas. Cependant toutes se répondent dans les harmoniques d'un vaste concerto silencieux recouvrant le temps humain comme un édredon de plumes. Un voyage iniatique de France en Argentine où, d'amour en amitié, entre quête et nostalgie le lecteur apprendra que les sentiments, comme les ondes, peuvent résonner entre le fini et l'infini.»
La séparation, le deuil impossible, le devoir de mémoire, la judéité sont ici traités avec une grande sensibilité mais aussi avec une forme de légèreté. Les destins croisés des personnages, leurs trajectoires imprévisibles entre Venise, Paris, Buenos Aires, Madrid, Tel-Aviv...nous plongent dans un puzzle, un labyrinthe dont l'auteur déroule le fil pour nous conduire au dénouement. Je me suis délectée de la fameuse petite musique Tenenbaum, à en écouter le phrasé, entre gourmandise et jouissance : un bonheur, par exemple :
" Lorsqu'une femme et un homme, fût-ce une rencontre du jour même, partagent une folie, la texture du temps s'en trouve incurvée, c'est une loi naturelle" (p 74)
ou
" Avoir un disparu, oui, avoir est bien le mot, c'est habiter une terre inconnue, avoir une disparue dans sa famille, dans sa chair, c'est habiter le pays de l'effacement." (p 77)
" Pierre est probablement marié, lui aussi, à moins que les mathématiques ne l'aient emprisonné dans leur tour d'ivoire. l'idée est à caresser [....…] s'allongerait pour dormir un millier d'années." (p 155-156) et tant d'autres...
Il me semble également que l'univers des mathématiques dans Les Harmoniques vient occuper une place à part entière, alors que dans les précédents ouvrages, il apparaissait plutôt en demi-teinte. Le mathématicien, jumeau de l'écrivain comme l'est la gémellité entre les couples des personnages. Les livres de Gérald Tenenbaum sont profonds, empreints de philosophie, personnellement ils me sont un baume dans un monde qui n'en finit plus de se désagréger...Oui un espoir de beauté, d'une société plus juste, plus digne. Mais Les Harmoniques nous montrent également le troublant parallèle entre deux époques de l'histoire en Allemagne et en Argentine : les horreurs perpétrées en Allemagne, puis celles commises quelques décennies plus tard sous la dictature des colonels en Argentine où se situe l'intrigue. Ce pays qui a accueilli un grand nombre de criminels nazis en fuite avec, il ne faut jamais l'oublier le soutien du Vatican et des vainqueurs Alliés. Existerait-il un axe du mal, c'est à se le demander.
Cependant, Gérald Tenenbaum dans ce monde chaotique et en guerre, nous désigne aujourd'hui ne porte ouverte vers une possible humanité enfin réconciliée, mais pour combien de temps encore…. ?
Pour terminer, je trouve vraiment dommage que ce remarquable auteur nancéien, comparable pour le style et l'inspiration au grand J.M.G. Le Clézio, ne rencontre pas à l'instar de celui remporté par Philippe Claudel, autre lorrain, le succès qu'il mérite amplement. Chacun de ses livres, au titre toujours surprenant, inattendu, se révèle une pépite littéraire à lire absolument. Alors avis aux lecteurs curieux !
Annie Aucante
Gérald Tenenbaum est mathématicien et écrivain. Il a déjà publié plusieurs romans dont, chez Héloise d'Ormesson, Le Geste, Souffles couplés, L'Affinité des traces, l'Ordre des jours, et Peau vive à La Grande Ourse.